Le Dragon de Shanghai
par Léo Lallot
Shanghai est construite sur des sols marécageux et s’enfonce de
quelques centimètres par an…
C’était une construction monumentale qu’on érigeait là, un
pilier planté dans les entrailles de la terre, fiché en un point
d’énergie tellurique, un repère chtonien autour duquel
s’articulaient la ville nouvelle et son va-et-vient permanent,
comme un tourbillon d’énergies disparates mais rassemblées ici,
focalisées, presque apprivoisées pour la plus grande gloire de la
cité. Mais c’était aussi le repaire d’une chose antédiluvienne,
une ombrageuse puissance qui ne supportait pas d’être dérangée.
Qui donc osait troubler la quiétude de sa retraite souterraine ?
Une fois de plus, ces misérables mortels s’agitaient à la
surface, sans même lui montrer le moindre respect ! Mais on ne
dérange pas impunément un dragon… Une fois de plus, le pilier
s’effondra dans un grand fracas de béton brisé.
Quelque part, un vieux moine bouddhiste était plongé dans une
profonde méditation. Soudain, ses yeux s’ouvrirent en même temps
que son esprit : il devait empêcher le réveil de la
créature, lui permettre de retrouver le sommeil.
Shanghai est la ruche monstrueuse du monde moderne.
Orgueilleuse et triomphante, Shanghai est une ville immense,
démesurée, mais qui continue cependant de croître sans cesse, à
un rythme effréné : plusieurs dizaines de nouveaux
buildings sont construits chaque mois, des projets pharaoniques
démarrent sur un coup de tête, des rues entières sont rénovées
en quelques jours, des taudis rasés pour céder la place à des
lotissements modernes… On fait du shopping, on fait des affaires,
on fait la fête ou on fait semblant. De jour comme de nuit, la
mégapole aux vingt millions d’habitants est toujours en
effervescence.
Qu’il soit touriste, voyageur d’affaire ou migrant en quête de
l’eldorado économique, le nouvel arrivant a tôt fait de s’y
perdre : on déambule du côté de Huaihai Lu, jadis
l’avenue Foch, au cœur de l’ancienne concession française, cet
ancien repaire de gangsters et d’aventuriers, et rien qu’en
traversant une de ces longues allées méandreuses et bordées de
platanes, voilà qu’on déboule soudain sur un gratte-ciel sorti
d’un mauvais jeu vidéo, sur une galerie marchande pimpante ou une
ruelle aux odeurs suspectes, peuplée de chiffonniers et de chatons
borgnes.
On croise les belles voitures et l’arrogance des nouveaux riches
pressés de consommer, les blouses et les casquettes mao des anciens,
les tenues provocantes des fashionistas, les ouvriers migrants
et les cols blancs, sans oublier ces gens en pyjama, à toute heure
de la journée, promenant leur chien, jouant au mah-jong, prenant le
soleil ou vaquant à leurs emplettes. On se fait héler par des
rabatteurs, des mendiants, des vendeurs de camelote, de fausses
montres ou de DVD piratés, dans un tourbillon urbain multiforme et
déroutant. Certains s’y perdent, d’autres s’y retrouvent –
ou du moins trouvent quelque chose – d’autres encore
disparaissent.
Shanghai vit dans l’extrême, ou plutôt au beau milieu d’extrêmes
différents. Au sein du chaos général, chacun peut trouver ce qui
lui convient, s’il parvient à supporter le reste ou à en faire
abstraction. L’été est moite et torride, l’hiver humide et
glacé. Le luxe côtoie la misère, plein de suffisance. Les vieilles
traditions contemplent les modes de demain, improbables croisements
de l’éphémère et de l’immuable. Des existences séparées se
croisent sans presque se voir dans les nouvelles monades urbaines.
Shanghai n’est pas une cité antique et vénérable comme Xi’an,
Pékin ou Canton. La ville n’a qu’une poignée de siècles, une
broutille à l’échelle séculaire de l’Empire du Milieu.
La plus grande ville de Chine est une jungle moderne et polluée,
mais surtout une jungle hétéroclite et bigarrée, où poussent
parfois les fleurs les plus étranges. Il ne faut pas se fier qu’à
ses oripeaux futuristes. Sous l’acier et le verre, sous les
buildings vertigineux, Shanghai possède ses secrets et ses mystères.
Certains sont enfouis plus profondément que d’autres.
Une mise en garde s’impose, bien sûr, car il ne faut pas croire
trop vite tout ce qu’on y entend, à l’ombre des grands immeubles
et des venelles, dans les grands restaurants, les clubs chics ou les
petites gargotes enfumées. On peut apprendre toutes sortes
d’histoires, de « trucs de ouf », d’amazing
stories, mais aussi de bobards et de feihua. Les
rumeurs y ont bon train, les réputations se font ou se défont et,
forcément, on trouve toujours quelqu’un qui a entendu un mec qui
connaît untel qui lui a raconté que… mais les bruits les plus
fous sont parfois véridiques.
Des étrangers ont extorqué plusieurs centaines de milliers de
yuans en vendant des places pour un concert secret de Daft Punk,
concert qui n’a bien sûr jamais eu lieu mais dont ils avaient
soigneusement propagé l’annonce…
Des restaurateurs peu scrupuleux mettent des drogues dans leurs
plats, pour vous rendre accros à leur tambouille…
Shanghai est construite sur des sols marécageux et s’enfonce de
quelques centimètres par an…
Légendes urbaines, contes, fantasmes ou faits réels ?
Naturellement, la question ne se pose pas pour l’histoire qui nous
occupe ici.
Celle-ci n’est pas seulement surprenante et édifiante. Elle est
authentique de bout en bout.
Tous les chauffeurs de taxi de Shanghai peuvent vous la raconter. Ce
ne sont pas les seuls, naturellement : les esprits cultivés,
les expatriés curieux, les vieilles commères superstitieuses, ils
sont nombreux à la connaître, amplifiée éventuellement de telle
ou telle nouveauté surprenante, dans un bouche à oreilles
incessant. Mais seuls les chauffeurs de taxi peuvent vous citer
jusqu’aux moindres détails.
Il faut dire qu’ils ont souvent l’occasion de s’en rappeler.
Leur activité les conduit souvent sur ses traces, comme dans un
pèlerinage involontaire. Beaucoup y passent plusieurs fois par jour.
Si d’aventure on traverse le vaste centre ville d’un bout à
l’autre, dans quelque direction qu’on aille, on risque fort de
passer par l’échangeur de la rue de Yan’an, Yanan Lu, là
où celle-ci croise Chengdu Lu. Là, presque au milieu de la
ville tentaculaire, cet immense échangeur déploie ses quatre
niveaux de doubles ou triples voies enchevêtrées, distribuant le
trafic autour d’un énorme pilier, un ouvrage massif,
quasi-cyclopéen, orné d’une étrange sculpture, qui tranche avec
ce décor étouffant d’hydre urbaine. En voitures, en bus, à vélo,
à moto ou sur d’improbables engins bricolés, des millions de
personnes passent à cet endroit, même à pieds en empruntant la
passerelle qui s’enroule autour du pilier, et même si la plupart
ignorent tout du secret caché là – les autres n’y prêtant
qu’une attention distraite, et encore.
En est-on bien sûr ? Peut-être qu’ils préfèrent faire
semblant de ne pas savoir, de ne pas se souvenir, comme pour
exorciser quelque crainte, et tenter de refouler dans l’ombre le
dragon de Shanghai.
Les différentes strates de la ville se mélangent ici, en un
gigantesque carrefour, comme si toutes les routes convergeaient vers
ce pilier. Pour un peu, on pourrait croire à une gigantesque lampe
de jardin attirant les insectes un soir d’été.
C’est bien ce pilier de béton blanc qui nous occupe ici, et cette
sculpture à l’origine si singulière. Ce n’est pas un simple
ornement urbain, du reste assez rares en-dehors des publicités et
des quartiers touristiques. Non, son rôle est tout autre.
Il nous faut remonter un peu en arrière pour reconstituer l’histoire
de ce pilier, jusqu’à l’époque encore récente où Shanghai
marchait vers son destin, mais sans être déjà l’illustre
métropole qu’elle est devenue.
A la fin des années 1990, le centre de gravité du chantier
perpétuel que constitue la ville était l’édification de sa voie
aérienne, l’autoroute urbaine qui devait permettre aux masses
accédant au rêve automobile de ne pas trop s’enliser dans le
cauchemar des embouteillages. Une entreprise titanesque, assurément,
mais les travaux avançaient vite, comme toujours en Chine…
jusqu’au début des obstacles. En effet, le pilier central de
l’échangeur constituait un problème de taille pour les
ingénieurs, un problème mystérieux, aux conséquences plus
qu’alarmantes : cela faisait plusieurs fois qu’ils
devaient recommencer la construction de la colonne, qui n’avait
jamais de cesse de s’élever pour s’effondrer aussitôt.
Évidemment, cela compromettait gravement l’achèvement de
l’échangeur, et avec lui la pérennité de la voie aérienne toute
entière. Malheureusement, personne ne parvenait à saisir ce qui
n’allait pas : les ingénieurs avaient beau faire et
refaire leurs calculs, envisager la construction sous tous les
angles, ils ne comprenaient pas ce qui clochait. L’énigme semblait
insoluble, et tout le monde y voyait un mauvais signe. Un très
mauvais signe, pour les responsables de la construction comme pour
Shanghai et ses édiles. L’avenir brillant promis à la cité
était-il lui aussi menacé ?
C’est alors que quelqu’un eut l’idée de faire appel à des
moines bouddhistes, pour qu’ils se penchent sur cette question.
Dans la Chine nouvelle, leurs enseignements ancestraux n’étaient
plus aussi suspects qu’auparavant, et peut-être leur sagesse
pourrait-elle expliquer ce qui échappait aux hommes de science.
Par chance – ou peut-être par la grâce du destin – il y avait
parmi les moines un expert en fengshui, un vieux maître
sagace qui comprit aussitôt ce qui perturbait les travaux : un
dragon vivait à cet endroit, déclara-t-il aux ingénieurs. Il
nichait juste sous la colonne centrale. Comme on pouvait s’y
attendre, toute cette agitation troublait son repos, et lui, dans son
courroux, provoquait les terribles éboulements en secouant ses
anneaux millénaires, jusque là confortablement lovés dans une
immobilité sépulcrale.
Heureusement, le vieux maître savait comment apaiser le dragon.
Sur ses conseils, on orna le pilier avec l’image de la créature,
inscrite en relief sombre dans le béton clair : neuf dragons
élancés autour de l’ouvrage d’art, au côté de phœnix
immortels et des astres du jour et de la nuit, symboles célestes de
bonheur et de prospérité.
De fait, le vieux moine connaissait son affaire. Le pilier ne
s’effondra plus.
Le chantier pu reprendre, sans interruption désormais, et
l’échangeur monumental fut achevé. Shanghai n’allait plus
trébucher dans sa marche vers la prospérité.
Le moine mourut quelque temps plus tard. Les circonstances de sa
disparition étaient troubles, peut-être, mais on ne s’en alarma
pas trop. Il était vieux, de toute façon.
Les années passèrent, la statue du pilier s’inscrivit dans le
décor familier, puis on cessa d’y prêter attention. Shanghai a
bien d’autres préoccupations. L’histoire du dragon commença à
être déformée, oubliée, diluée dans le flux des anecdotes et la
mémoire changeante des passants.
Depuis, le dragon ne s’est plus manifesté. Les hommes peuvent
continuer à grouiller à la surface, lui ne s’en soucie plus, il
attend et rêve dans sa demeure de pierre…
Pour l’instant.
Shanghai est construite sur des sols marécageux et s’enfonce de
quelques centimètres par an…
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